Pour une éthique Alzheimer

Édito

Date de rédaction :
01 juin 2008

Et si la maladie d’Alzheimer posait au moins autant de questions éthiques, voire philosophiques, que de problèmes strictement médicaux ou, au sens le plus large, « scientifiques » ? A l’heure où l’enseignement de la « morale » fait son retour à l’école et où les lycéens subissent tout justement les épreuves de philosophie, il n’est peut-être pas absurde de déplacer ainsi les interrogations.
Nous nous trouverons du reste en bonne compagnie. Alain Cordier, président du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, nous rappelle que les questions éthiques foisonnent dès lors que la maladie entraîne une perte progressive de l’autonomie décisionnelle. Les réponses ne sont jamais définitives, car elles doivent tenir compte de la singularité du patient. C’est pourquoi il lui semble indispensable de créer des espaces régionaux de réflexion éthique qui organiseraient régulièrement des rencontres autour de la thématique de la maladie d’Alzheimer (Le Concours médical, 27 mai).
La question primordiale reste au fond toujours la même : une personne qui perd peu à peu non seulement la mémoire, mais aussi ses repères dans le temps et l’espace et même, bien souvent, la conscience claire de son identité, peut-elle continuer à être regardée par la société comme un individu à part entière ? Y a-t-il un seuil au delà duquel un homme cesserait d’être notre semblable, s’égarant ainsi dans une sorte de no man’s land où il il se dépouillerait de sa figure humaine ?
Les malades jeunes, diagnostiqués plus tôt, lancent ainsi un cri d’alarme : « nous existons », écrivent-ils dans leurs blogs, offrant un regard sans précédent sur leur démence et la dégradation progressive de leur cerveau. Aux Etats Unis, leur lobby réclame au Congrès une meilleure prise en charge et, surtout, que la société porte sur eux un autre regard (Associated Press, Le Monde, 3 juin). Pour le professeur Joël Ménard, « connaître le diagnostic permet au patient de prendre des décisions utiles pour gérer l’avenir et se protéger, lui et sa famille, sachant que la maladie d’Alzheimer n’est pas d’emblée une démence » (Le concours médical, op.cit.).
Ivan Lewis, ministre britannique des Affaires sociales, vient du reste d’annoncer le souhait du gouvernement d’inclure le droit à la dignité dans les statuts du service national de santé. Alzheimer Britain salue cette prise de position (www.medicalnewstoday.com, 27 mai et 6 juin).
Une enquête internationale, menée par Alzheimer Disease International et présentée au congrès d’Europe Alzheimer, à Oslo, révèle que, pour les personnes atteintes de la maladie d �Alzheimer, préserver une vie sociale en se sentant en sécurité et soutenu à la maison, est un besoin aussi important que d’être traité par un médicament symptomatique. Un chercheur israélien a expliqué comment un professionnel formé à l’observation et à l’écoute de ces personnes peut « trouver la clé » de leurs besoins individuels, de leurs désirs et de leurs capacités restantes, afin de concevoir un programme leur permettant de participer à un cadre social et de gagner en contacts humains et en qualité de vie (www.pharmiweb.com, 28 mai ; J Gerontol Soc Work, 2008).

Une autre façon de poser la question initiale serait de se demander si la personne humaine, au terme d’un long processus de dégradation, garde toutes ses prérogatives de créature irremplaçable, inégalable, incomparable, jusqu’aux ultimes limites de la mort.
Oui, bien sûr, répondent ceux qui croient, pénétrés ou non de valeurs religieuses, à quelque chose qui pourrait s’appeler, à défaut d’un terme moins connoté, la sacralité de la vie. Pourquoi hésiter à offrir des soins palliatifs aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, s’interroge Michel Brannigan, titulaire de la chaire d’éthique au collège Saint Rose à New York. Au lieu de faire des choses à leur place, nous devons être présents à leurs côtés. Les soins palliatifs protègent d’actes médicaux invasifs, lourds et potentiellement inefficaces (www.timesunion.com, 25 mai).).
C’est dans cet esprit que Nicolas Sarkozy a fait connaître, le 13 juin, son « programme de développement des soins palliatifs » qui prévoit de débloquer 228 millions d’euros d’ici à 2012, financés par le produit des franchises médicales, auquel s’ajouteront les 630 millions déjà consacrés chaque année à ces soins. Il s’agit de doubler les capacités de prise en charge et, surtout, de renforcer la culture des soins palliatifs dans le corps médical (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, La Tribune, 14 juin).
On retrouve là quelques uns des débats qui avaient suivi, au printemps, la mort de Chantal Sébire, après le refus de la justice de lui accorder un droit au suicide assisté. Dans le cadre des discussions en cours sur le réaménagement éventuel de la loi Léonetti sur la fin de vie, Amadou Diallo commente le principe dit du « double effet » : si le médecin constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit en informer le malade (Décideurs, avril-mai 2008).

Comment articuler la réflexion éthique et la pratique quotidienne de terrain ? Anne Létard, directrice d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) à Courbevoie (Hauts de Seine), participe à un travail de recherche, piloté par le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris, sur les déterminants éthiques intervenant lors d’une prise de décision importante concernant une personne hospitalisée. L’objectif est de trouver un processus de questionnement et de travailler en réseau (Décideurs, op.cit.).

Un exemple concret : les attitudes des infirmières face au problème de la nutrition artificielle ou de la perfusion chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Les unes, selon une étude du centre d’éthique biomédicale de l’université catholique de Louvain (Belgique), considèrent qu’il s’agit d’actes élémentaires du soin infirmier ; d’autres estimeraient au contraire qu’on aboutit là à une atteinte à la qualité de la vie et à la dignité dans la mort (J Med Ethics, juin 2008 ; J Am Med Dir Assoc, juin 2008).

C’est dire à quel point il serait nécessaire de développer la recherche psychosociale, trop souvent sacrifiée au profit de la seule recherche médicale. Des chercheurs britanniques plaident pour une étude systématique des résistances culturelles au changement des pratiques et leur effet sur les parcours de prise en charge. Ils souhaitent également travailler sur la perception qu’ont les personnes malades et leurs aidants de leur implication éventuelle dans des programmes de recherche (Dementia, mai 2008).
On s’apercevra dès lors, de plus en plus, que les facteurs environnementaux peuvent jouer un rôle majeur dans l’approche des dégénérescences cognitives. Sandra Duggan, de l’université de Durham (Grande Bretagne), a étudié les perceptions de vingt-deux personnes au stade modéré de la maladie concernant la vie à l’extérieur (outdoor life), qui donne l’occasion de rencontres, de plaisirs, d’exercices, et allonge ainsi la trop brève période de « bonne qualité de vie » (Dementia, juin 2008). Le docteur Benoit Lavallart, de la mission de pilotage du plan Alzheimer au ministère de la Santé, et Jean-Philippe Flouzat, conseiller technique à la Direction générale de l �Action sociale, ont identifié les facteurs pouvant prévenir l’apparition de troubles du comportement en EHPAD : environnement de type familial, aménagement facilement compréhensible, accès à un jardin, vie social organisée, musique durant les toilettes, programme d’activités physiques� (Le Concours médical, 27 mai ; www.cnsa.fr, 15 mai ; www.agevillagepro.com, 2 juin ; Le Mensuel des maisons de retraite, mai 2008 ; Actualités sociales hebdomadaires, 9 mai : Lagedor, 29 avril).

Pour le gouvernement, en cette fin de printemps, le sujet de philosophie qui fait plancher les ministres pourrait être : la société tout entière a-t-elle le devoir moral de couvrir solidairement pour tous le risque de dépendance (principe d’égalité) ? Ou bien chaque individu doit-il être mis face à ses propres responsabilités et assumer lui-même, en fonction de ses ressources, une partie du poids financier qui en résultera peut-être au temps de sa vieillesse (principe d’équité) ?
Xavier Bertrand, le ministre du Travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, qui a présenté les grands axes de son plan le 28 mai, a tenté une synthèse : le patrimoine serait désormais pris en compte pour le calcul de l’allocation personnalisée d’autonomie. Au delà d’un certain seuil, la personne qui demande à bénéficier de l’APA aurait le choix entre deux options : soit accepter de gager son patrimoine, jusqu’à une certaine limite, et recevoir l’allocation à taux plein, qui serait récupérée sur succession au décès ; soit recevoir une allocation à taux réduit. « Cette idée, estime le sénateur Philippe Marini qui en a été le plus ardent promoteur, va dans le sens de l’équité et de la solidarité, puisque la récupération ne touchera que les personnes les plus fortunées » Xavier Bertrand promet ainsi la mise en oeuvre d’un droit à un « plan personnalisé de compensation », reposant sur deux étages : un socle de solidarité nationale sur lequel vient s’articuler un second étage alimenté par « l’effort d’épargne des Français » (des contrats complémentaires de prévoyance collective ou individuelle). Il compte aussi sur un apport de la branche famille, régulièrement excédentaire, au nom de « la solidarité entre les générations » (www.senat.fr, www.travail-solidarite.gouv.fr, Le Monde, 28,30 et 31 mai ; www.senioractu.com, Les Echos, 29 mai ; www.localtis.info., 28 mai ; www.agefi.com, 25 mai ).
Xavier Bertrand et Valérie Létard, la secrétaire d’Etat à la Solidarité, se donnent cependant du temps pour réfléchir, discuter avec les partenaires sociaux et, éventuellement, améliorer leur copie. C’est un temps de réflexion dont ne bénéficieront pas les candidats au baccalauréat, dont certains ont eu quatre heures pour répondre à la question : une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?, tandis que d’autres analysaient une page des Cahiers pour une morale de Jean-Paul Sartre.
Voilà des lycéens qui seront bien préparés à entamer demain une réflexion sur les enjeux de la maladie d’Alzheimer.

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole