Le tango Alzheimer
Interventions non médicamenteuses
Deux pas en avant, un pas en arrière, un tournant à droite, un virage à gauche : depuis des années, la recherche biomédicale sur la maladie d’Alzheimer donne parfois l’image d’une sorte de tango où les danseurs finissent par se retrouver à leur point de départ…
Au point que les experts internationaux, missionnés par le National Institute on Ageing américain, en arrivent aujourd’hui à re-définir les critères mêmes de la maladie, inchangés depuis vingt-sept ans. Ils rappellent que la présence des deux marqueurs couramment admis (les plaques amyloïdes et les fibrilles de protéines tau) n’est ni nécessaire ni suffisante pour affirmer le diagnostic. Ils distinguent donc trois stades : stade préclinique, déficit cognitif léger et démence de type Alzheimer. Au premier stade, l’utilisation de l’imagerie et des bio-marqueurs n’est recommandée que dans un but de recherche, mais pas en pratique médicale courante. Au deuxième, pratiquée dans des centres spécialisés, elle devient légitime, en complément des tests cliniques de référence, pour aider à déterminer les causes des symptômes. Au troisième stade, elle permet d’accroître ou de réduire le niveau de certitude du diagnostic et de distinguer les différents types de démence (Alzheimers Dement, 20 avril).
Mais ces nouvelles recommandations américaines ne recueillent pas un consensus unanime. Si l’Association Alzheimer des Etats-Unis, co-productrice du rapport, s’en félicite, son homologue du Canada exprime son inquiétude : « cette accélération des critères peut étiqueter et stigmatiser certaines personnes comme atteintes de la maladie d’Alzheimer alors qu’elle ne la développeront jamais (…). Cette sorte de diagnostic pré-symptomatique, en l’absence de tout traitement, pose des questions éthiques qui méritent un examen très attentif » (The Star, 25 avril ; Alzheimer Europe Newsletter, avril 2011 ; American Journal of Alzheimers Disease and Other Dementias, mai 2011).
Un bon symptôme de ces incertitudes nous est fourni par le destin contradictoire de la mémantine. D’abord dé-remboursée en Allemagne, cette molécule vient d’être réhabilitée par l’autorité d’évaluation indépendante allemande, imitant ainsi la volte-face du National Institute for Clinical Excellence britannique (www.reuters.com, 26 avril).
Face à ces interrogations, il nous semble que, plus que jamais, le regard sur la maladie doit prendre en compte aujourd’hui toutes les dimensions de la personne malade, – sociales, économiques, psychologiques, culturelles, c’est-à-dire humaines -, tant pour la recherche des déterminants de la pathologie que pour l’approche thérapeutique.
Le malade ne vit pas dans un désert, ni dans un espace abstrait, dégagé de tout lien, de tout engagement, de toute pression de l’environnement. Des chercheurs découvrent aujourd’hui que les origines de la maladie ne sont pas étrangères à ce biotope : une équipe internationale, qui a mené une vaste enquête de terrain en Italie, montre que l’incidence peut être multipliée par un faible niveau d’éducation, la pratique d’un métier manuel et une activité physique intense exigée par le travail (Journal of Alzheimer’s Disease, 1er février).
Le régime alimentaire, qui est très lié au statut socio-économique et culturel, peut jouer, lui aussi, un rôle majeur. Une étude scandinave constate que les personnes ayant un « régime alimentaire sain » (excluant notamment les saucisses, les œufs, le sucre, les boissons sucrées, le poisson salé, l’alcool, le sel à table, les graisses animales pour la cuisson) ont un risque de démence ou de maladie d’Alzheimer divisé par dix par rapport aux personnes ayant des habitudes alimentaires à risque (Dementia and Cognitive Disorders, 27 avril ; Archives of Neurology, 9 mai).
A l’inverse, des chercheurs américains ont démontré que l’existence d’un voisinage pourvu d’équipements de loisirs, de centres d’activités, de bibliothèques, pouvait avoir un effet positif sur les réserves cognitives des personnes âgées. Habiter dans un environnement aisé aide à les préserver, voire à les développer, indépendamment des facteurs de risque individuels (Journal of Epidemiology and Community Health, 22 avril).
Il apparait clairement, dans cette perspective, que la prise en charge de la personne malade ne peut faire l’économie d’une approche psychosociale. Les médicaments ne guérissent pas, une telle approche aide à vivre.
Il est possible, par exemple, d’améliorer les fonctions cognitives en réduisant progressivement les seuils de stress (Journal of Clinical Nursing, 21 avril). Ou encore d’assurer l’apprentissage (ou le ré-apprentissage) d’une activité instrumentale de la vie quotidienne en utilisant une approche de réduction des erreurs (American Journal of Alzheimers Disease and Other Dementias, 17 avril).
Une étude américaine établit que les stimuli sociaux, réels ou simulés, sont ceux qui exercent l’impact le plus fort sur l’état affectif des personnes malades. Viennent ensuite les stimuli associés à leur identité propre (Journal of Clinical Psychiatry, avril 2011).
C’est qu’en effet la nécessité de préserver son identité au cœur même de la maladie représente un impératif aussi violent que malaisé : il importe, notamment, que « l’entrée en maison de retraite ne coïncide pas avec la disparition symbolique de la personne, la fin de son histoire » (Le Journal des psychologues, 22 mai). Lorsque la personne démente dit, par exemple, « Je veux rentrer à la maison », cette demande peut renvoyer « à son sentiment d’errance identitaire, ou encore à son angoisse de la mort ». Il faut donc « faire l’hypothèse d’un sens à la demande formulée (…) afin de donner du sens à ce qui paraît de prime abord insensé » (ibid.). Dans le même esprit, l’institution gériatrique doit être pensée comme « un lieu de vie qui s’attache à re-socialiser la mort » (ibid.)
L’objectif d’autonomie de la personne n’apparaît plus dès lors comme « une question de compétences internes au sujet », mais comme une « approche relationnelle » qui interroge les conditions externes : « les relations, les institutions où (il) s’insère, les politiques dont (il) dépend lui donnent-elles l’occasion d’exercer son autonomie ? » (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du Vieillissement, mars 2011).
L’art-thérapie s’inscrit dans cette tentative de re-donner à la personne malade la part de richesse culturelle qui fait écho à ses facultés restantes. Des chercheurs japonais ont constaté une amélioration significative de l’apathie et de la qualité de vie chez des personnes participant à des activités de dessin ou de coloriage (Geriatrics and Gerontology International, 26 avril).
Aux Etats-Unis, deux gérontologues de New York University ont effectué une évaluation qualitative et quantitative du programme Meet Me at Moma : elles ont constaté une amélioration significative de l’humeur des personnes malades et des aidants, ce qui confirme la valeur accordée au partage d’une expérience agréable à travers laquelle chacun éprouve le sentiment de valoir quelque chose » (26th International Conference of Alzheimer’s Disease International, Toronto, 26-29 mars).
Au Portugal, un programme pilote similaire est développé en partenariat avec la Fondation Calouste Gulbenkian de Lisbonne, avec des résultats tout aussi encourageants (www.alzheimerportugal.org, 2 mai).
En France, le musée La Piscine de Roubaix (Nord) a ouvert pour la deuxième fois ses portes aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Un psychologue de France Alzheimer Lille-Métropole déplore que de tels efforts ne soient pas systématiquement développés : « si la cohérence et le langage peuvent être perturbés, il faut jouer sur les sens qui sont préservés dans la maladie » (www.lavoixdunord.fr, 18 avril).
Les expositions d’œuvres de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer se multiplient. A Poitiers, le groupe ReSanté-Vous a présenté un mélange de photos en noir et blanc et en couleurs pour montrer deux facettes de leur vie (www.coccinelle.poitiers.fr, 9 mai). « Les ateliers d’expression créatrice sollicitent le potentiel des participants pour réactiver leur mémoire ancienne, ouvrir des petits tiroirs où sont rangés des connaissances, des émotions, des moments vécus », souligne une animatrice qui a, elle aussi, organisé une telle manifestation dans une petite ville de Charente-Maritime (www.sud-ouest.fr, 8 avril). « Quand les mots me manquent », c’est le titre d’une exposition montée par l’Association monégasque pour la lutte contre la maladie d’Alzheimer : il s’agit de « permettre le lâcher-prise et dépasser la peur du jugement (…) Très rapidement, chacun a su retrouver sa capacité de concentration, d’application, le plaisir de faire et la volonté de bien faire » (www.nicematin.com, 26 mars). Le premier congrès français Art et Démence s’est tenu du 18 au 20 mai au centre hospitalier de Périgueux (Dordogne) (www.agevillagepro.com, www.artetdemence.fr, 27 avril).
Jamais autant de témoignages, autant d’œuvres romanesques ou documentaires, autant d’émissions de radio ou de télévision, autant de sites Internet n’avaient été consacrés à une maladie.
C’est sans doute parce que la maladie d’Alzheimer est vraiment devenue « la maladie du 21ème siècle », comme l’a rappelé le célèbre journaliste Larry King, soixante dix-huit ans, sur la chaine CNN (http://cnnpressroom.blogs.cnn.com, 18 avril).
A une époque où triomphent l’amnésie (mais aussi – ce qui est aussi troublant- l’hypermnésie), Alzheimer pourrait aujourd’hui donner son nom à un tango de la mémoire.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole