Editorial - Solitude, isolement
Édito
« Parler de solitude, ce n’est pas toujours parler de personnes seules et, à l’inverse, parler de personnes seules, ce n’est pas forcément approcher la solitude. La solitude ne s’apprécie pas à l’aune de l’isolement : c’est un sentiment plus qu’une caractéristique. On peut être isolé de multiples manières : géographique, sociale, affective, mais on sentira éventuellement la solitude sans qu’aucun des critères d’isolement ne soit présent. » (Gérontologie et société, juin 2016).
Cette mise en garde de la démographe Michèle Dion, de l’Université Bourgogne-Franche-Comté, nous permet de mesurer l’extrême complexité d’une problématique qui se trouve aujourd’hui au carrefour de toutes les réflexions sur les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
L’isolement apparaît plus que jamais comme un important facteur de risque, le maintien ou la restauration du lien social comme un élément fondamental de toute stratégie thérapeutique.
Vieillesses isolées, vieillesses esseulées ? « Ce qui, autrefois, ne semblait concerner qu’un nombre restreint d’individus, de surcroît marginaux, paraît aujourd’hui être élargi à l’ensemble du corps social, fragilisé par une dynamique d’individualisation qui touche tous les âges », écrit ainsi le sociologue Arnaud Campéon, qui coordonne un numéro de Gérontologie et société consacré à ce thème.
Loin du paradigme médical qui voit dans la maladie d’Alzheimer un dysfonctionnement des fonctions cognitives lié à une pathologie cérébrale, le philosophe Bertrand Quentin suggère que « l’isolement contribuerait à la production réelle de maladies neurodégénératives » (ibid.). « La mémoire, explique-t-il, se construit toujours dans une vie en commun », mémoire individuelle et mémoire collective sont inextricablement liées. « La transplantation massive de nos vieux dans des maisons de retraite a un impact catastrophique sur leur mémoire (…). L’institution, en voulant protéger, sépare du monde extérieur et abolit ainsi une forme de mémoire, la mémoire partagée. (…) Nous avons ainsi contribué à fabriquer des pathologies à la chaîne, auxquelles nous attribuons trop souvent une stricte cause individuelle » (ibid.)
C’est pourquoi « la perturbation du lien social constitue souvent un signe précoce du déclin cognitif », rappelle Ashwin Kotwal, de l’Université de Harvard. Trois critères ont été retenus : la nature du réseau social (taille et interactions), les ressources sociales (soutien social et réseau relationnel), la participation à la vie de la cité (Lettre mensuelle de l’année gérontologique, juin-juillet 2016 ; Journal of General Internal Medicine, 29 avril 2016).
Solitude imposée ou solitude recherchée ? La personne âgée peut avoir envie de s’isoler, « en particulier lorsqu’elle vit en institution au milieu d’autres a priori non choisis », constate le psychopathologue Jean-Marc Talpin. Mais elle peut y être contrainte par ses difficultés de déplacement ou ses déficiences sensorielles (vision, audition…). Elle « fait alors l’expérience de la perte de pouvoir sur [elle]-même, sur son propre corps, éventuellement sur les autres, avec éventuellement une blessure narcissique », ce qui peut conduire à « un sentiment d’insécurité », voire à un délire de persécution : « intention malveillante des autres », environnement devenant porteur de menaces que le sujet ne peut plus voir ou entendre venir ». C’est alors « l’expérience d’une solitude faite de vide, d’absence, d’abandon, de déréliction. » (Gérontologie et société, op.cit.)
D’où l’impératif de détecter le plus tôt possible les signes d’un isolement qui peut conduire au déclin cognitif et à la perte d’autonomie. C’est dans cet esprit que l’Agence nationale de l’évaluation de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) publie aujourd’hui ses recommandations de bonnes pratiques professionnelles. On y lit notamment que les professionnels des soins à domicile doivent veiller à repérer « un changement de caractère (agressivité, apathie, indifférence à l’entourage, etc.), une perte de convenances sociales (vulgarité, désinhibition, etc.), l’apparition d’un sentiment de préjudice ou de persécution (la personne se sent volée, spoliée, etc.) (www.anesm.sante.gouv.fr, juin 2016).
Chercher à restaurer ou à consolider le lien social : voilà l’une des règles fondamentales que chacun devrait garder à l’esprit.
Et d’abord la personne malade elle-même : « il est important de garder un rythme d’activité régulier, adapté à [son] état de santé, de se maintenir à la fois physiquement et moralement », écrit France Alzheimer. Un sondage récent montre que la plupart des personnes malades « aspirent à vivre normalement chaque journée dans un environnement ordinaire, tout en préservant le lien social qu’elles ont toujours connu à travers des activités de loisirs et les relations avec leurs proches. » Pour France Alzheimer, « partager un temps d’activité avec une personne malade, ce n’est pas l’occuper pour l’occuper, ni la rééduquer, mais c’est lui consacrer un temps pour être en relation avec elle et y éprouver du plaisir à être ensemble (…). Le plaisir avant tout : prenons le temps pour procurer bien-être et satisfaction à la personne malade » (www.francealzheimer.org, 30 juin).
Les soignants doivent prendre garde à la déshumanisation de leurs relations avec ceux dont ils ont la charge. « Dans un contexte de pénurie de personnel et de rationalisation des soins, constate une étude menée en établissement par la sociologue Valentine Trépied, les interactions entre les résidents et les soignants prennent la forme d’activités routinières qui vont à l’encontre d’une valorisation de l’autonomie». Pour certaines personnes malades, « leurs échanges cristallisent un ensemble de frustrations identitaires et accentuent le sentiment d’être seules » (Gérontologie et société, op.cit.).
Le rapport au corps : voilà sans doute une des clés d’une pratique quotidienne fondée sur une réflexion éthique pertinente. Cela passe par une concertation interdisciplinaire sur la sexualité des personnes malades (sujet qui commence à ne plus être tabou), mais aussi « par des massages, des touchers relationnels, qui permettent de communiquer, d’entrer en contact lorsqu’une personne ne parle plus, ou tout simplement de créer un lien pour des personnes vieillissantes ou handicapées qui n’ont plus l’habitude d’être touchées, tout simplement, non pas pour un soin, mais pour un instant de chaleur humaine » (Doc’accompagnement, mai-juin 2016).
« L’isolement et la solitude des personnes âgées ont longtemps constitué un problème invisible, rappelle le sociologue Dominique Argoud. C’est la canicule de l’été 2013 qui l’a rendu visible et a contraint les pouvoirs publics à en faire une priorité de l’agenda public. Mais la réponse apportée par le législateur s’est essentiellement limitée au réaménagement de la protection sociale et à la gestion de la dépendance. Ce n’est que récemment qu’une réponse d’un genre nouveau est en train d’émerger, laissant plus de place à une politique préventive intégrant la question du lien social » (Gérontologie et société, op.cit.).
Certaines collectivités locales s’engagent sur cette voie. À Nice, les centres communaux d’action sociale (CCAS) ont un rôle de chef de file dans la lutte contre l’isolement des seniors. Un service de lien social a vocation, depuis 2005, à apporter un soutien relationnel (via des visites de convivialité) et à proposer l’intervention gratuite d’un psychologue à domicile. À Saint-Etienne, le réseau de santé gériatrique Amadis fait la même proposition, sur la base de trois entretiens individuels, financés par l’Agence régionale de santé (Le Journal du domicile, mai 2016).
Au cœur de cette problématique nouvelle, la réflexion sur l’habitat dédié aux personnes âgées constitue une avancée singulière, pariant sur leur implication personnelle, sur le lien social et sur l’entraide au quotidien : « résidences intergénérationnelles, béguinages, coopératives d’habitants, colocations étudiant-senior, maisons d’accueil familial … » (Gérontologie et société, op.cit.).
Mais c’est à la société tout entière qu’il convient d’affronter le défi. « Les évolutions de notre société font de l’isolement social un risque qui expose chacun d’entre nous, et notamment les plus fragiles, les plus pauvres et les plus âgés, à une nouvelle souffrance sociale, celle de la solitude subie », écrit Jean-François Serres, délégué général des petits frères des Pauvres. La Mobilisation nationale contre l’isolement social des âgés (MONALISA), lancée en janvier 2014, vise à « susciter, soutenir et multiplier les équipes citoyennes » pour reconstruire du lien social autour des personnes âgées isolées (ibid.). Cafés Alzheimer, Bistrots Mémoire, Villes amies de la démence : autant d’initiatives qui répondent à ce besoin.
Face aux atteintes qui minent l’identité, sans jamais complètement la détruire, Elie Wiesel, Prix Nobel de la Paix, qui vient de mourir, tente une parabole audacieuse : « le malade ressemble à un livre : on lui arrache page après page, jusqu’au jour où il n’y en a plus. Ce qui reste, c’est la couverture ». Et de résumer en trois mots l’exigence fondamentale : « un besoin d’amitié, d’amour et d’un peu de chaleur humaine » (Le Monde, 3 juillet 2016, Charte Alzheimer, éthique et société 2011.).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole