Éditorial — Pluriels

Édito

Date de rédaction :
19 décembre 2015

Gardons-nous de l’optimisme américain ! Il y a malheureusement peu de chances qu’un traitement capable de stopper ou retarder la maladie puisse être mis sur le marché à échéance de 2025. Un groupe d’experts internationaux, animé par Paul-Ariel Kenigsberg, adjoint au responsable de la cellule de coordination, prospective et stratégie de la Fondation Médéric Alzheimer, repousse cet horizon, mais nous donne des raisons d’espérer : une politique de prévention, ciblée sur la réduction des facteurs de risque vasculaire et liés au style de vie, obtiendrait des résultats concrets, objectivement mesurables ; la mise en œuvre plus rapide de plans Alzheimer correctement ciblés permettrait d’améliorer la qualité de vie des personnes malades, plus largement associées à leur propre prise en charge, avec l’aide – en particulier – des nouvelles technologies ; une approche systémique de l’environnement architectural, organisationnel, psychosocial de la démence contribuerait à la réalisation d’un tel objectif (Dementia, janvier 2016).

L’illusion d’une solution miracle se dissipe. Il y a désormais une pluralité de solutions partielles, répondant à une pluralité de visions de la maladie et de la personne malade. Nous entrons dans l’ère du pluriel.

Tout commence par un changement de code, ou de logique. Comprendre que le médicament n’apportera pas, avant longtemps, la fin des souffrances et des angoisses, c’est renoncer au monopole de la lecture proprement (ou étroitement) médicale.

Dans le même temps, tout un univers d’images, jusqu’ici dominantes, se transforme : le malade n’est plus un zombie, un non-être, un mort vivant ; l’aidant familial n’est plus un saint laïc : le médecin n’est plus un thaumaturge.

Prenons une image particulièrement envahissante, voire traumatisante : celle du corps vieillissant. Pour les sociologues Sébastien Dalgalarrondo et Boris Hauray, « le corps se manifeste avant tout comme une sentinelle : objet d’inquiétude, il est à l’origine de ces « coups de vieux » aussi inattendus que douloureux ». Cependant cette expérience peut (et doit) se replacer dans un vécu plus large et plus positif du vieillissement : face au spectre omniprésent de la vieillesse (dans un monde obnubilé par le « jeunisme »), il est nécessaire de laisser exister une pluralité de regards et de cultures (Gérontologie et société, octobre 2015).

Deux autres sociologues, Vincent Caradec et Thomas Vannienwenhove, étudient le « travail » pratique et symbolique que les personnes confrontées aux effets de l’âge exercent sur leur corps. Ils utilisent le concept de « déprise », c’est-à-dire le processus de réaménagement de la vie qui se produit au fur et à mesure que ces personnes sont confrontées à des difficultés croissantes (ibid.).

L’aidant familial change de statut symbolique. Il affronte sa propre complexité, il assume sa pluralité : il doit concilier son rôle d’accompagnant et ses responsabilités de parent ou de grand-parent, parfois sa vie professionnelle, voire son engagement associatif. « Aujourd’hui, écrit la Fondation Médéric Alzheimer, l’aide n’est plus uniquement considérée comme un fardeau : elle peut aussi être vécue comme un gage d’amour, un échange, une découverte ». C’est désormais le couple aidant/aidé qui doit être pris en compte ; le concept de répit change de sens : il s’agit, à la limite, non de se séparer, mais de vivre ensemble des moments partagés (Mieux vivre ensemble la maladie d’Alzheimer, Lettre d’information n°3, janvier 2016).

Le plus étonnant, c’est peut-être la découverte, particulièrement aveuglante à l’hôpital, que chacun des acteurs vit dans une temporalité différente. Une assistante de service social décrit l’extrême difficulté de son rôle face aux familles : « Il faut le temps de l’acceptation, soit de l’annonce de la maladie, soit de son aggravation, pour leur permettre de faire le deuil d’une situation passée. Or nous ne pouvons leur laisser ce temps et nous devons les bousculer au quotidien (…). On nous demande à nous, travailleurs sociaux, et surtout aux familles, de régler en une semaine des situations ingérables car manque de temps, de moyens humains adaptés, de dispositifs adaptés, etc. » (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, décembre 2015).

La pluralité des cultures, notamment celles des minorités, met enfin à rude épreuve les lectures unilatérales de la maladie. Les croyances, valeurs et attentes culturelles influencent fortement la compréhension des personnes malades et de leurs familles face au déclin cognitif. La signification de l’aide et du soin peut en être totalement bouleversée (Asian American Journal of Psychology, septembre 2015 ; Dementia, janvier 2016 ; Dementia News, décembre 2015).

Cette profonde mutation culturelle entraîne nécessairement un élargissement de la palette des pratiques de soins et d’accompagnement, qui se ressent, dès le stade de la recherche, dans la diversification des pistes et des acteurs. C’est ainsi que la Fondation Médéric Alzheimer a joué un rôle moteur dans le lancement d’un réseau de recherche pluridisciplinaire, Social Sciences for Dementia, associant des praticiens de terrain (infirmiers, orthophonistes, ergothérapeutes, audioprothésistes, kinésithérapeutes, etc.) à des médecins, des sociologues, des psychologues, des architectes, des urbanistes, etc., en vue de mieux connaître la maladie et d’améliorer la qualité de vie des personnes malades. Fabrice Gzil, responsable du pôle Études et recherche à la Fondation, qui en est le coordinateur, a ainsi participé à l’élaboration d’un guide d’Alzheimer Europe sur les dilemmes éthiques rencontrés par les professionnels (www.alzheimer-europe.org, 26 novembre 2015).

« La France présente, dans le domaine de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer, un bouquet d’offres unique au monde », s’enorgueillit le Professeur Yves Rolland, du Gérontopôle de Toulouse. « Les équipes soignantes ont constamment dû faire preuve d’inventivité pour faire face à des situations complexes et variées. Dès lors, les dimensions sociales, affectives psychiatriques, somatiques et souvent éthiques du soin se conjuguent dans un quotidien fluctuant et difficilement prévisible » (La Lettre de l’Observatoire, op.cit., décembre 2015).

Une nouvelle conception du soin s’impose de plus en plus : le principe de plaisir. « Ici il n’y a que du bien, que du bon », apprécie Rosette, à qui l’atelier de danse et de musique permet de retrouver les gestes et les pas d’hier. Arrivée dans un enfermement total, Paule s’ouvre aux musiques de sa vie. Elle sourit. Elle revit (www.abbreportages.fr, décembre 2015). Chez des personnes atteintes de démence, « les plats traditionnels créent un sentiment d’appartenance et de joie. L’appétit et le goût de vivre reviennent. Les personnes malades se sentent respectées » (Journal of Clinical Nursing, 11 janvier 2016). Le jeu est de plus en plus utilisé comme approche thérapeutique non médicamenteuse. « L’objectif est que chaque malade puisse tirer de cette activité ludique un plaisir qui devient en soi une véritable thérapie » (www.agevillage.com, 6 janvier 2016). À la Piscine, un musée de Roubaix, France Alzheimer Nord organise des visites-ateliers. « Ici, constate un animateur, seuls la créativité et le plaisir sont de mise » (www.lavie.fr, 30 décembre 2015).

« Et si l’on doit entrer en domicile collectif, adapté, médicalisé, il faudrait que ce domicile en reste un : (…) avec son animal de compagnie, ses meubles (son grand lit). Un domicile où l’on restera gastronome jusqu’aux derniers jours. Un domicile labellisé, garantissant des soins 100% en douceur, véritable “lieu de vie, lieu d’envie”. » (www.agevillage.com, 30 décembre 2015). Tel sera sans doute le cas des Maisons de Crolles (Isère), conçues par Blandine Prévost, malade jeune, et son mari Xavier, sur le modèle de la maison Carpe Diem au Québec, “vraie maison, vrai lieu de vie, permettant à la personne malade de conserver une place dans la société, de se sentir aimée, utile, vivante” » (Ama Diem, janvier 2016).

Cette pluralité des solutions se retrouve, de façon assez inattendue, dans le domaine, par essence fortement normé, des pratiques juridiques. En droit strict, un établissement accueillant des personnes âgées ne peut restreindre la liberté d’aller et venir de ses pensionnaires qu’avec leur consentement, formellement enregistré. Une juriste, Clémence Lacour, et une sociologue, Lucie Lechevalier-Huard, analysent « la discrétion avec laquelle le droit positif régule les situations où cette adhésion est incertaine. Confrontés à cette difficulté, les acteurs privilégient les recommandations de droit souple » (directives, circulaires, guides de déontologie, etc.) « qui, sans remettre en cause les pratiques limitatives de liberté, ouvrent le champ à des pratiques différenciées chez les personnes âgées considérées comme se mettant en danger » (Revue de Droit sanitaire et social, septembre-octobre 2015). La toute nouvelle loi sur l’adaptation de la société au vieillissement précise que le directeur de l’établissement « recherche » le consentement de la personne à être accueillie. « Rechercher » ne veut pas dire qu’il l’obtient à tous les coups : le texte invite simplement à « former le personnel aux bonnes pratiques en matière de recueil et de respect du consentement » (La Lettre de l’Observatoire, op.cit., décembre 2015).

Mais si les cultures et les pratiques se révèlent désormais plus que jamais plurielles, la personne malade, elle, reste jusqu’à l’instant ultime parfaitement singulière. « Malgré la démence, écrit Masahiko Sato, soixante-et-un ans, j’ai introduit de nouvelles façons d’être créatif dans mon style de vie. Malgré la démence, je n’ai pas abandonné l’idée de vivre » (www.japantimes.co.jp, 3 janvier 2016).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole