Ça va mieux, ton père, de Mara Goyet
Société inclusive
Art et culture
Aujourd’hui, l’idée est de faire en sorte que son père la reconnaisse, lorsqu’elle lui rend visite à l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « Amer Alzheimer… Que reste-t-il de l’enfance lorsque la mémoire s’en va ? Le latin, le grec, l’histoire… L’école existe-t-elle encore ? Et que transmettre, à son tour, à ses enfants, lorsque cette part s’en va ? », résume Sophie Bober, de France Culture. Mara Goyet, essayiste et professeur d’histoire, écrit : « Mon père l’a affirmé haut et fort. Il voulait, après sa mort, se réincarner en train. Ainsi les vaches le regarderaient-elles passer. C’était peut-être son idée de la félicité. Ou, comme souvent avec lui, la douceur de l’image, sa simplicité. Mon père est vivant. Il est malade depuis des années maintenant. Terriblement. Il file déjà, à pas lents, à travers le paysage. Qu’il soit pourtant, et à l’avance, exaucé : même si je ne suis pas une vache aux longs cils et au regard humide, même si je ne fais pas le poids, je veux le regarder passer, observer sa vie et ce qu’est devenue la mienne. Je ne vais cependant pas me contenter de ruminer ; il y a tant de belles choses à raconter. » Mara Goyet file la métaphore avec délectation : « c’est toujours l’image du congélateur qui me vient. J’en aurais aimé de plus élégantes, mais rien d’autre ne s’est proposé. On le décongèle, on le vide. Il est plein de glace, qui a enrobé les étagères, les bacs, les résistances. On met des torchons par terre. On garde la porte ouverte et on attend. Il y a le goutte-à-goutte. Lentement. On jette un œil, la glace est comme polie, humide, aux coins arrondis, douce. On regarde, on s’affaire. On s’en va. Et l’on entend le bruit massif, sec, de couperet : un pan de givre s’est détaché, est tombé. La sonorité est bien particulière. Quelque chose de net après une ébauche de cisaillement (…) Des pans de cerveau semblent ainsi se détacher. Boum, les dieux grecs. Boum, boum, boum : Rousseau, Balzac et Proust. Boum, Cervantès. Boum, les oncles et les tantes. Boum. Les souvenirs. Boum. Manger. Boum. Mon prénom. Boum, qui je suis. Boum, ma vie. C’est fini. On se retrouve avec le bloc étranger, mais pourtant si familier dans les mains et l’on hésite. On le connaît par cœur. Doit-on le laisser fondre ? Le noyer, le réchauffer ou l’accueillir, en exilé, en réfugié, dans son propre cerveau déjà fort occupé ? Que faire de tout ce qui disparaît ? »
www.mollat.com, 20 février 2019. Les Cahiers de la FNADEPA, décembre 2018. Goyet M. Ça va mieux, ton père ? Paris : Stock. 150 p. ISBN : 978-2-2340-8241-0. 5 septembre 2018. www.editions-stock.fr/livres/la-bleue/ca-va-mieux-ton-pere-9782234082410. www.franceculture.fr/emissions/la-lecon-de-choses/mara-goyet-le-modele-de-mon-pere-cetait-rabelais, 14 octobre 2018.