Alzheimer : le temps des philosophies et celui des comptables

Édito

Date de rédaction :
01 mai 2008

Affirmer inlassablement, encore et toujours, que la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer reste, jusqu’à l’ultime fin, un sujet capable d’émotions, de désirs, de souvenirs, fussent-ils chaotiques ou fragmentaires : voilà, nous ne le répéterons jamais assez, quel devrait être le principe majeur de toute politique à l’égard de ces autres nous-mêmes, en apparence de plus en plus éloignés de nous, et pourtant si proches, si semblables que nous redoutons tous de leur ressembler demain, dans leur errance solitaire.
Non, ils ne perdent pas leur identité en perdant des lambeaux de leur mémoire : d’après les travaux d’un sociologue américain et d’un philosophe anglais, le « soi privé », qui résulte de la construction de la personnalité au cours de la vie de l’individu, avec tout un habitus de gestes, de mimiques, de sourires, de goûts, de langages, persisterait ; seul le « soi public », fondé sur les relations avec les autres, finirait par se dissiper (Cerveau et Psycho, mars-avril 2008).
Aussi ne convient-il pas de leur refuser le droit à une vie affective, malgré les réticences des personnels soignants et surtout des familles (blog.capretraite.fr, 21 avril). L’Université de Toronto (Canada) va jusqu’à publier, avec un commentaire méthodologique et un cadre d’analyse, le script d’un spectacle, Love Stories, à partir d’histoires vraies recueillies par des aidants familiaux (J Health Psychol, mars 2008).
Dans le même esprit, « une vie riche et source de plaisir peut être soutenue malgré la maladie, affirme la directrice de l’association Artists for Alzheimer, à travers un accès à l’art et à la culture ». Elle fait partie d’un réseau international, sous l’impulsion d’un gérontologue et sociologue américain, et organise des visites au Louvre à l’intention des malades et de leur famille (www.senioractu.com, 23 avril).
On comprendra que, dans cette perspective, la Fédération française des psychologues et de psychologie revendique aujourd’hui une identité de « professionnels de santé à part entière », pleinement intégrés dans une politique de santé publique. On pourra aussi s’étonner avec elle que la dimension psychologique ait disparu dans le nouveau plan Alzheimer au profit des dimensions « scientifique, technique et sociale » (www.ffpp.net, 6 avril ; www.agevillagepro.com, 5 mai).
Il faut donc commencer par changer, tant auprès des familles et des personnes malades elles-mêmes que des personnels soignants, voire du grand public, les représentations sociales de la maladie (Revue européenne de psychologie appliquée, Rolland C., 2007 ; Psychol Neuropsychiatr Vieillissement, Ngatcha Ribert L., 2004 ; J Aging Studies, Beard RL., 2004). En France, des personnes atteintes de la maladie participent, pour la première fois à des colloques et à des commissions spécialisées. Le document « J’ai quelque chose à vous dire » sert de référentiel pour donner la parole aux personnes malades et faire évoluer les représentations (www.senioorscopie.com, 14 avril). Il reste cependant beaucoup à faire : une étude menée par une équipe mobile de gériatrie dans quatre EHPAD du Sud Ouest montre que les personnels soignants sont souvent encore victimes d’une vision très négative : la maladie d’Alzheimer leur semble mettre en échec leurs valeurs professionnelles ; la peur de la démence renvoie chacun, non pas au sujet dément, mais au « corps sujet » atteint de démence, qui renvoie à son tour le soignant à son propre corps, ou à celui de ses proches âgés, qui pourrait être un jour atteint (La Revue de Gériatrie, Brethes C., mars 2008). Valérie Létard, secrétaire d’Etat à la Solidarité rappelle du reste que les objectifs du plan Alzheimer ne pourraient pas être atteints « si un effort sans précédent de formation et de promotion professionnelles n’était pas engagé dans le champ médico-social » (www.travail-solidarité.gouv.fr, 16 avril).
Pour Orien Reid, présidente d’Alzheimer Disease International, la présence, de plus en plus fréquente, de la maladie d’Alzheimer dans les scénarios de films, et l’interprétation des principaux rôles par des vedettes internationales permettent une meilleure prise de conscience des enjeux, donc un recul de la stigmatisation, à travers des histoires poignantes d’amour, de dignité et d’engagement (AZ-Alzheimer Disease International Global Perspective, avril 2008). De même, la maladie fait de plus en plus son apparition dans les romans des écrivains les plus renommés, comme �récemment� L’Homme qui tombe de Don DeLillo (Actes Sud.Fluctuat.net, 21 avril)..
Ce nouveau regard doit, bien sûr, englober les aidants familiaux. Un peu partout dans le monde, la nécessité de les former et de les soutenir s’impose peu à peu aux gouvernants comme au monde associatif. A Hong Kong (Chine), un programme de ce type a démontré son efficacité : amélioration significative des symptômes, réduction des entrées en établissement, amélioration de la qualité de vie et du fardeau des aidants (Psychiatr Serv, Chien WT et Lee YM, avril 2008). Au Canada une nouvelle fondation d’aide aux aidants, Alzheimer’s Foundation for Caregiving in Canada, vient de voir le jour (www.marketwire.com, 1er mai). Aux Etats Unis, la Family Caregiver Alliance a lancé un guide internet permettant de localiser les programmes d’aide aux aidants, publics, privés et associatifs dans les cinquante Etats américains et de consulter les politiques locales, les ressources juridiques, les sites des organisations dédiées à la maladie (www.caregiver.org, Family Caregiver Alliance, 5 mai). Le Sénat américain a voté, le 13 mars, un amendement au Lifetime Respite Care Act réservant 53,3 millions de dollars (34,6 millions d’euros) pour des subventions aux Etats permettant de développer des dispositifs de répit afin de « préserver la santé des aidants » (www.alzfdn.org, 25 avril). Dans le New Jersey (USA), les salariés cotisent désormais, pour une somme allant de trente quatre à soixante quatre cents par semaine, à une assurance handicap temporaire leur permettant de s’absenter six semaines par an, en recevant jusqu’à deux tiers de leur salaire, pour s’occuper d’un membre de leur famille gravement malade (www.caregiver.org., 16 avril).
Les pouvoirs publics français, face à l’urgence et à la lourdeur de ces enjeux, poursuivent un débat capital sur la dépendance et son financement. Ce qu’on appelle désormais le « cinquième risque ».
Tout en mettant en place des outils d’évaluation communs, la secrétaire d’Etat à la Solidarité rappelle d’abord que la dépendance et le handicap exigent une approche économique différente : la première est « un risque prévisible, qui survient après une vie d’activité durant laquelle la plupart des personnes ont acquis des droits à pension et souvent un patrimoine », ce qui n’est pas le cas du handicap. Pour financer la dépendance, il faudra « trouver le meilleur partage entre la solidarité nationale et la prévoyance individuelle ou collective ».
Cela signifie-t-il qu’il faudra prendre en compte le patrimoine de la personne malade ? La question reste en débat. Selon Actualités sociales hebdomadaires, le chiffon rouge de la récupération sur succession serait définitivement écarté. Mais le sénateur Philippe Marini, président de la Commission sénatoriale sur le cinquième risque, préconise un système mixte, où le bénéficiaire n’échapperait à cette récupération que s’il acceptait de toucher l’allocation personnalisée d’autonomie à un taux minoré (ASH, 2 mai). En Grande Bretagne, si le capital dépasse l’équivalent de rente mille euros, la personne n’a droit à aucune aide tant qu’elle n’a pas consommé son patrimoine jusqu’à cette limite. Cela signifie qu’elle doit vendre sa maison en vue de financer ses soins, avant d’être prise en charge par la société (Le Mensuel des Maisons de retraite, avril 2008).
Selon Valérie Létard, quatre-vingts pour cent des usagers ne peuvent faire face au coût de l’hébergement en EHPAD. Comment réduire le reste à charge ? Elle envisage de transférer à l’assurance maladie une part des dépenses d’aides soignantes. Et de cibler davantage les aides sur les revenus les plus modestes, tout en faisant appel au concours actif du secteur associatif..
Mais l’essentiel est, pour elle, d’assurer la cohérence de la prise en charge, par une meilleure articulation avec le système de santé Il faut notamment développer des plateformes gérontologiques complètes, ouvertes sur l’extérieur, allant du dépistage de la maladie d’Alzheimer (consultation mémoire) aux activités de maintien à domicile (services de soins infirmiers à domicile), d’hébergements séquentiels (accueils de jour et hébergements temporaires) et d’hébergement permanent (www.travail-solidarite.gouv.fr, 16 avril).
Une telle préoccupation se retrouve dans le rapport Larcher sur les missions de l’hôpital, remis le 10 avril au président de la République. L’une des seize mesures préconisées est d’assurer « une prise en charge multidimensionnelle des personnes fragiles ». Nicolas Sarkozy lui-même rappelle que « la personne très âgée doit bénéficier de l’attention d’un coordonnateur de soins ». Elle a besoin, dit-il, « que soit préparée, dès le début de l’hospitalisation, la prise en charge à sa sortie de l’hôpital » (www.ladocumentationfrancaise.fr, 10 avril ; www.lagedor.fr, 15 avril) ; www.elysee.gouv.fr, 17 avril ; www.latribune.fr, 17 avril ; www.agevillagepro.com, 21 avril).
Face au défi de la maladie d’Alzheimer, il nous faut donc tout à la fois des philosophes et des comptables : les uns pour fixer des principes intangibles, les autres pour mesurer les coûts qui en découlent� et parfois en rabattre quelque peu sur la rigueur des principes. Quand les premiers et les seconds parviennent à se mettre d’accord, cela s’appelle, au sens noble, la politique.

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole